L'ancienne tour de guet

Marie était assise sur l’appui de la fenêtre à l’endroit exact où elle avait sauté presque un siècle auparavant. Elle était souvent assise à cette place et fixait son regard sur la route, qui avait décidément beaucoup changé depuis un siècle…la route, qui n’avait guère été plus qu’un chemin boueux à son époque avait été pavée, et ce n’était pas le seul changement auquel elle avait du faire face, car pour la première fois depuis le début de ce nouveau siècle, des vivants avaient franchis les portes du château, annonçant la venue de nouveaux habitants.
Des grands travaux monumentaux avaient été entrepris, et Marie s’était fait discrète la plupart du temps, à le seule exception du jour où les travailleurs avaient voulu déplacer le vieux morbier du salon. Le lendemain matin, ils l’avaient retrouvé exactement à la même place. La domestique avait passé une grande partie de la nuit à pousser et à tirer le vieux morbier pour le remettre exactement là où il avait été, même si elle avait payé cela très cher car, durant trois jours, elle avait été incapable de bouger, encore moins de se matérialiser.

Une fois encore, Marie vit quelque chose s’approcher du château. Ce n’était pas le pas régulier des soldats qu’elle attendait, ni même un carrosse, mais bel et bien l’une de ses choses étranges qui roulaient tout de seules, sans l’aide d’un cheval. Fascinée, Marie se pencha un peu en avant et contempla l’étrange machine, d’où elle vit sortir des personnes qui lui étaient, bien sur, totalement étrangères. Une fois de plus, elle allait devoir supporter la présence d’intrus dans le château, peut-être même dans ce qui avait été sa mansarde…
Décidemment, les temps s’annonçaient durs…

Marie se retourna lorsqu’elle sentit une présence derrière elle. Vu qu’elle ne captait aucune chaleur, il ne pouvait s’agir que de l’un de ses semblables, ce qui ne changea pourtant pas son humeur maussade. Il était rare que quelqu’un – fusse-t-il spectre ou vivant – monter jusqu’à la tour de guet, mais alors que le château se remplissait à nouveau d’intrus, les endroits calmes se faisaient de plus en plus rares.
La domestique se retourna et vit apparaître le spectre d’un homme en armure cotte de maille, son épée bâtarde au côté. Marie le connaissait uniquement de vue, car ce spectre – bien plus ancien qu’elle – aimait également se faire discret. Marie ne l’avait jamais aperçu de son vivant, et que quelques fois seulement depuis sa mort. Pourtant, elle savait qu’ils avaient au moins une chose en commun: Une haine sans bornes envers Clémence de Faussigny.

"Vous avez toujours l'air de quelqu'un qui s'apprête à fondre en larmes, belle demoiselle. Or donc, la joie devrait être vôtre alors que des nouveaux arrivants sont là. N'en avez point assez d'être seule ?"
Marie eut un petit sourire triste. Certes, elle aimait la façon de parler de cet homme, qui s’adressait à elle comme à une dame, mais ce qu’il disait e la toucha point.
"Mieux vaut être seule qu’au milieu de ces…de ces gens." Marie cessa de contempler de la voiture et posa son regard sur le spectre du chevalier. "Ils vont encore tout chambouler…briser des murs, couper des arbres et jeter aux ordures des choses auxquelles nous tenions…vous verrez…bientôt, nous devront nous réfugier à la cave…"

Malgré le fait qu’elle n’en avait pas la moindre envie, Marie se fendit d’un petit sourire. Elle aurait bien voulu partager l’optimisme du chevalier, qui arrivait encore à se passionner pour la musique de ces gens et qui semblait ignorer que le monde tels que les fantômes l’avaient connu n’existait plus. Une fois de plus, l’esprit de l’ancienne domestique posa son regard sur l’armure de l’homme qui lui faisait face. Comment parvenait-il à tenir depuis bien plus longtemps qu’elle?
En retenant un soupir, Marie reporta son regard sur la route qui serpentait jusqu’à l’horizon. Toujours rien…et pourtant, peut-être que cinq minutes d’absence suffirait à rater le passage du bataillon…car il allait venir – Marie n’avait pas le moindre doute.

La jeune femme hésitait…et décida finalement que, puisqu’il semblait y tenir autant, elle allait faire ce plaisir à ce vieux fantôme. Après tout, le plaisir était une denrée rare pour chacun d’entre eux.
« Puisque vous me le demandez aussi gentiment…je viendrai », répondit Marie, se leva et passa ses mains sur son tablier, avant de se diriger aussi dignement possible vers le chevalier.

Marie du se retenir de ne pas envoyer un commentaire mordant en entendant les paroles du chevalier. Ah oui…les femmes, quelles incapables elles faisaient! Mais, en attendant, c’étaient bien elles qui inspiraient à ces messieurs les ménestrels toutes leurs chansons, et cela, ce chevalier à fière allure semblait l’oublier.

C’est donc avec peine que Marie ravala son commentaire et suivi le spectre à travers le mur. Le chevalier paru quelque peu inquiet lorsqu’il vit que la pierre nue avait été remplacée par une couche blanche. Une étrangeté pour le fantôme plus ancien, une sérieuse faute de goût pour le plus récent…

« Il parait que ce sont des gens étranges », répondit Marie en murmurant. « Ce sont des gens des Amériques…d’après ce que je sais, ce pays serait un repère de sauvages et de brigands…c’est là que la couronne d’Angleterre envoyait tous ses criminels...enfin…c’est en tout cas ce que me racontait Lord Maugrey…le dernier propriétaire. »
Marie se racla la gorge et haussa les épaules. Oui, elle avait fréquenté cet Anglais, le dernier propriétaire des lieux avant l’abandon du château en 1805. C’était un homme aimable…un peu fou…mais aimable. Il avait fini pendu à une poutre…et Marie n’avait jamais compris pourquoi.

Marie suivait le chevalier à travers les couloirs. Lorsque celui-ci arriva aux escaliers, il les descendit sans prendre garde aux intrus, tandis que Marie fit une petite pause en haut des marches et contempla son guide d’un air navré. Pourquoi devait-il se montrer auprès des vivants? Voulait-il vraiment qu’on le prenne pour une attraction, au même titre que ces étranges machines sans chevaux?
"Les amériques ! Les amériques ! ", s’exclama-t-il d’un air quelque peu énervé, " C'est une invention à mon sens. Il n'y a rien au-delà de l'océan occidental. L'église est formelle à ce propos.
Prétendre qu'il y a un continent au-delà des monstres marins et des béhémoths, c'est hérétique."

Là encore, Marie eut de la peine à ravaler ses commentaires. Durant son vivant, le curé du village lui avait souvent tenu ce genre de propos lorsqu’elle avait raconté aux enfants du village un peu trop d’histoires de lutins, d’elfes et de fantômes. Pourtant, Marie avait finalement eu raison – du moins en ce qui concernait les fantômes, et elle aurait bien aimé rendre visite au curé maintenant, se planter devant lui dans sa forme spectrale et lui demander si il la prenait toujours pour une hérétique.
En ce qui concernait les Amériques, Marie savait que, là encore, elle avait raison, puisque certains amis de son frère y étaient partis afin de prêter main forte à l’armée des Confédérés. Louis XVI avait été formel sur ce point : Il fallait envoyer des troupes pour aider ces gens à bouter l’Anglais hors de leur territoire.

"Pourtant, jeune marie, je dois reconnaître que l'église s'est trompée maintes fois. J'ai assisté à l'exécution d'une sorcière une fois. On l'a brûlé parce que l'un de ses coqs était noir. Je vous jure !"
Marie fit la grimasse en entendant cela. La coutume de brûler les sorcières lorsque les choses allaient mal était encore dangereusement proche à son époque. Elle imita donc le chevalier, qui se signa machinalement et qui espérait que la musicienne serait encore là. Alors que l’home avait déjà traversé le mur, Marie hésita une seconde.
»L’église avait tord », murmura-t-elle, « …du moins en ce qui concerne les fantômes. »
Après un léger soupir, elle suivi le chevalier et passa la porte – sans l’ouvrir, bien sur.

Une fois de plus, Marie s’était retranchée dans la tour de guet, et elle défiait bien qui que ce soit de venir la déranger. Malgré le fait que la jeune servante n’avait jamais été un fantôme agressif ou querelleur, il y avait certains moments où il fallait mieux la laisser tranquille. Par coup de chance, les nouveaux arrivants n’avaient pas encore pris possession de la tour de guet car, bien que la vue y était magnifique, il était impossible d’isoler cette pièce correctement, si bien qu’on n’y était jamais à l’abri du vent et du froid mordant de l’hiver.

Marie s’assis sur le rebord de la fenêtre, pris son visage entre ses mais et observait la route à travers ses doits et ses mèches de cheveux. En un siècle seulement, le paysage avait énormément changé. Elle se souvenait encore bien de quoi cette route avait eu l’air le jour où elle était montée sur le rebord de cette fenêtre et qu’elle l’avait regardée, juste avant de se jeter dans le vide. Ce jour-là, il avait fait très gris et très froid, cela avait été un jour typique de novembre. Elle avait entendu dire, suite à son retour entant que fantôme, que les serviteurs avaient eu toutes les peines du monde à faire céder la terre gelée pour creuser sa tombe…

Alors que d’habitude, Marie faisait des efforts pour chasser au plus vite ce genre de mauvais souvenirs, elle ne jugea pas utile de le faire cette fois-ci mais, au contraire, elle dirigea son regard vers le coin du parc où on l’avait enterrée en toute hâte, sans cérémonie, comme on l’aurait fait avec n’importe quel animal malade de la basse-cour. A son époque, on ne plaisantait pas avec les suicidés…
Près de l’ancienne muraille d’enceinte, déjà en ruine à son époque, l’herbe avait poussé à hauteur d’homme, et la petite pierre tombale qui indiquait l’emplacement de sa tombe était entièrement recouverte de mousse. Plus rien ne rappelait qu’elle avait un jour vécu ici, car son histoire n’avait jamais fais partie des plus passionnantes du château.
Cette pensée devint vite obsédante et glaça Marie jusqu’aux os. Comme chaque fois qu’elle ressentait ce froid d’outre-tombe, ses environs immédiats étaient également influencés. Alors que Marie regardait toujours dehors, la vitre qui avait été installée peu après son saut de l’ange se couvrit peu à peu d’une mince couche de givre.

(La chambre de Louisa)

Christian désirait revoir la jeune servante pour mettre les choses à plat avec elle.

Il n'aimait pas beaucoup de monde dans ce château mais cette jeune fille était trop fragile pour être laissée seule.

Après tout, elle avait sauté dans le vide non ? Du moins, quand elle était vivante bien entendu.

Malgré sa fatigue, Christian fit attention à ne pas croiser de mortels en montant à la tour. Il se sentait trop lasse pour changer de forme aussi apparaissait-il comme un homme plutôt vaporeux, sans jambe, remplacées par une brume blanchâtre.

Il parvint au sommet de la tour, là où la jeune fille avait ses quartiers, et qu'aucun mortel n'avait encore envahi.

Il hésita un instant puis solidifia juste sa main, un effort conséquent, pour frapper à la porte et la prévenir de sa venue.

"Marie ? C'est moi, Christian. Puis-je venir m'entretenir avec vous ?"

Quelqu’un avait frappé. Marie retint le souffle qu’elle n’avait plus et se retourna vers la porte. Aussitôt, la couche de givre sur la fenêtre se mit à fondre, mais un froid mordant et surnaturel parcourait encore la pièce. Aucune source de chaleur ne lui parvenait, si bien qu’elle sut rapidement que c’était un fantôme qui se trouvait de l’autre côté de la porte et qui avait cru bon de frapper avant d’entrer. Marie serra ses mains autour de l’appui de la fenêtre. Elle n’avait pas envie de voir qui que ce soit, fusse-t-il vivant ou mort, mais l’impression de ne pas être seule persistait. L’autre semblait hésiter, car il aurait tout aussi bien pu passer directement la porte sans prendre la peine de frapper.
"Marie? C'est moi, Christian. Puis-je venir m'entretenir avec vous ?"

Non, partez!, fut la première réponse qui traversa l’esprit de la revenante, qui regardait la porte comme si un quelconque animal sauvage allait surgir d’un instant à l’autre.
Pourquoi voulait-il s’entretenir avec elle ? N’était-il plus entrain d’épier la jeune vivante qui avait suscité en lui un si vif…intérêt? (Pour ne pas dire autre chose) En avait-il déjà finit avec elle ou avait-il fini par ce lasser ?

Marie se mordit les lèvres. Cet homme était comme tout les autres, et elle avait été bête de le suivre. Pourtant, elle ne pu s’empêcher de s’étonner du fait qu’il était revenu pour parler avec elle, comme elle n’avait pas été assez clair auparavant.
Bien…comme une nouvelle discussion semblait être inévitable, Marie se jura de ne pas céder un pouce de terrain face à cet homme, quoi qu’il puisse arriver.
"Entrez", dit-elle finalement, pourtant convaincue qu’elle allait bientôt le regretter…

Christian, dès qu'elle parla, traversa la porte et se tint devant elle, aussi vaporeux qu'un fantôme naissant.
Bien entendu, ses traits étaient toujours les mêmes, les êtres tels que lui ne ressentaient pas la fatigue de la même manière que les vivants, c'est à dire dans leur chair.
Néanmoins, Marie aurait pu jurer voir des signes de fatigue sur le visage de l'ancien chef de compagnie.

Il s'inclina devant la jeune femme en signe de respect.

"Or ça, jeune dame, je viens quémander votre pardon pour tout à l'heure. J'ai parleé avec trop de vivacité et mes paroles ont franchi mes lèvres sans que ma raison ne les rattrape. Je n'avais guère conscience, idiot que je suis, que de telles paroles puissent vous choquer si bien.
Croyez bien que je surveillerai mon langage en votre compagnie à l'avenir, jeune demoiselle, si toutefois vous vouliez bien m'accorder l'aune de votre pardon."

Il se tut, la fixant les traits tirés.
Il était très fier de ce qu'il venait de dire : toute femme autre que cette jeune fille aurait été flattée qu'il ait fait autant d'efforts de langage.
S'en était-elle aperçu au moins ?

A en juger l’état du chevalier, celui-ci avait du griller une bonne partie de son énergie en peu de temps, car il semblait incapable de se matérialiser correctement. Même pour un mort, il avait l’air fatigué, comme si le fait de monter jusqu’à la tour avait drainé les dernières forces de sa carcasse spectrale. Au premier moment, Marie eut presque pitié de lui, mais la méfiance revint rapidement, car cet homme pouvait tout aussi bien faire semblant afin de provoquer chez le jeune fantôme un sentiment de sécurité et, pourquoi pas, de supériorité qui pouvait rapidement se révéler trompeuse. Marie savait bien que ces anciens esprits étaient beaucoup plus forts qu’elle et qu’ils étaient capables du meilleur comme du pire, et c’est pour cela que la prudence était de rigueur. La jeune servante ne s’était jamais poser la question de savoir si un fantôme pouvait réellement nuire à un autre, mais peut-être qu’il était temps d’en savoir plus à ce sujet-là.

Étant donné que Marie gardait le silence, ce fut le chevalier qui le brisa. Après s’être incliné comme il l’aurait fait devant une dame de haut rang, il prit la parole face à sa congénère toujours silencieuse.
"Or ça, jeune dame, je viens quémander votre pardon pour tout à l'heure. J'ai parlé avec trop de vivacité et mes paroles ont franchi mes lèvres sans que ma raison ne les rattrape. Je n'avais guère conscience, idiot que je suis, que de telles paroles puissent vous choquer si bien."
Marie eut de la peine à ne pas trop montrer sa surprise face à cet esprit beaucoup plus âgé et plus puissant qu’elle qui faisait amende honorable.
"Croyez bien que je surveillerai mon langage en votre compagnie à l'avenir, jeune demoiselle, si toutefois vous vouliez bien m'accorder l'aune de votre pardon."

Le spectre se tut, ses yeux insondables toujours fixés sur Marie. Bien sur, le jeune spectre n’avait jamais été de ceux qui cherchaient la bagarre et encore moins de ceux qui reculaient devant une réconciliation offerte sur un plateau d’argent. Pourtant, lorsqu’elle repensa à ce que cet homme avait dit à la vue de la vivante, Marie eut à nouveau très froid. Certes, il parlait bien, mais si ses souvenirs étaient justes, cela était le propre de nobles…ils parlaient bien, mesuraient chaque mot avant de le prononcer, si bien que son pauvre auditeur se retrouvait noyé dans un flot de belles paroles…et ne verrait la réalité derrière la façade que bien trop tardivement.

Marie aurait voulu qu’il s’en aille…et pourtant, elle lui devait au moins une réponse.
"Monsieur, ce n’est pas temps votre langage qui m’a pris de court, mais bien la pensée qui se situait derrière…peut-être devrais-je vous remercier de votre franchise, car elle m’a rappelé certaines choses qu’il aurait été dangereux d’oublier."
Marie se leva et, tournant le dos à la fenêtre, elle fit face au chevalier spectral.
"Mon pardon, vous l’avez, Monsieur, car il est déjà trop tard pou moi. Cependant, prenez garde à ne pas devoir demander pardon à cette jeune femme, et cela plus tôt que vous ne le pensez…"

Il était trop tard pour elle, et cela depuis bien longtemps. Marie avait déjà commis l’erreur d’écouter ce genre de belles paroles qu’un beau jeune homme lui avait dites, mais elle refusait obstinément que la même chose se reproduise sous son nez. Certes, elle n’avait que peu de sympathie pour ces nouveaux arrivants qui semaient la pagailles à l’intérieur de ses murs, mais, dans ce cas précis, elle le ferait moins pour le salut de la jeune fille que pour rattraper sa propre erreur...

Christian l'écouta parler sans vraiment comprendre ce qu'elle disait.
Il aurait peut-être dû davantage s'intéresser à son histoire. Elle traînait une telle tristesse qu'il aurait presque pu ressentir de la peine pour elle s'il s'était rappelé à quoi ça ressemblait.

"Puis-je demandé pourquoi vous me battez froid, dame ? Je sens bien, malgré vos dires, que quelque chose ne va pas par rapport à ce que je suis. Si vous m'en disiez plus sur vous, peut-être pourrais-je comprendre ?"

Sa réponse avait du faire l’effet d’un soufflet à ce pauvre chevalier, qui n’avait visiblement pas l’habitude qu’une femme ne vienne pas immédiatement se réconcilier en pleurant entre ses bras. Or, ce n’était plus du tout le genre de Marie et, maintenant qu’elle avait quitté le monde des vivants, les conventions n’avaient plus d’importance à ses yeux. Même un roi n’aurait pas réussi à lui faire changer d’avis et, de plus, n’aurait pas pu empêcher Marie de le lui faire clairement savoir…

"Puis-je demander pourquoi vous me battez froid, dame?", demanda le chevalier qui avait visiblement fait de gros effort pour venir la trouver et pour faire amende honorable devant une femme qui avait été – et serait éternellement – qu’une simple servante. "Je sens bien, malgré vos dires, que quelque chose ne va pas par rapport à ce que je suis", reprit-il avait une certaine sensibilité dont Marie ne l’aurait jamais cru capable jusque là. Visiblement, il avait compris que la jeune femme ne supportait pas une certaine facette de sa personnalité, mais il n’avait pas encore réussi à déterminer de quoi il s’agissait.
"Si vous m'en disiez plus sur vous, peut-être pourrais-je comprendre ?"

Aïe…cette fois, c’était Marie qui eut l’impression de se trouver dos au mur, sans moyen de s’échapper. Elle avait en effet voulu se débarrasser du chevalier le plus vite possible, mais cela avait été sans compter sur la ténacité du revenant. Du temps de Marie, jamais un noble n’aurait fait des excuses à une servante et, si par miracle, tel avait été le cas, jamais il n’aurait pris le temps d’insister face à une réponse aussi sèche et ingrate de la part de la servante.
Pourtant, ce chevalier d’un autre âge se montrait étrangement tenace. N’avait-il simplement pas supporté le fait de se faire souffler par une femme ou y avait-il vraiment un certain intérêt pour celle qui avait rejeté sa demande de réconciliation?

Ce fut maintenant à Marie de faire un énorme effort sur elle-même, si bien qu’elle serra ses mains l’une dans l’autre et se poussa à fournir au moins un début d’explication à celui qui n’avait toujours pas bougé, même après l’humiliation cuisante qu’elle lui avait fait subir.
"Monsieur, j’ai appris à mes frais qu’il n’y a rien de plus trompeur que les belles paroles d’un beau jeune noble. Or, lorsque vous m’avez fait part de ce que vous feriez à cette fille si vous étiez vivant…eh bien…c’était exactement ce qu’il pensait réellement de moi…ce qui se trouvait derrière toute cette politesse raffinée…"

Marie avait eu de la peine à ne pas hausser le ton. Elle savait bien qu’elle avait du parler quelque peu en énigmes, mais elle ne se sentait pas capable d’en dire plus à ce sujet. D’ailleurs, elle n’en revenait toujours pas d’en avoir dit autant car, depuis le jour de sa mort, elle n’en avait parlé à personne. Elle était morte dans la honte et dans la colère et n’avait jamais jugé utile de faire part de sa situation peu glorieuse à qui que ce soit.

Christian ne répondit pas tout de suite.
Voilà donc ce qui avait conduit cette pauvre enfant vers le gouffre de la mort et qui l'avait condamnée aux tourments qui étaient les leurs depuis.

Il commençait à comprendre son attitude.

"Ma dame, je dois vous avouer que, bien que mon costume me désigne à vos yeux comme un chevalier, je n'ai rien à voir avec ceux que vous avez pu connaître à votre époque.
Ils s'intéressaient alors plus à la bagatelle qu'au combat.
Moi, j'étais un guerrier, un chef de compagnie... Vous connaissez les compagnies ? C'étaient des troupes de mercenaires qui se battaient pour le plus offrant.
Alors, je vous en prie, ne me confondez pas avec ces minets efféminés qui hantaient ces couloirs il y a deux ou trois siècles.
J'ai commis nombre de fautes devant Dieu, mais jamais je n'ai molesté de femme ou d'enfant, de cela je le jure devant la croix du Christ Sauveur !"

Il mettait beaucoup de passion dans ce qu'il disait. Il était important, à ses yeux, qu'elle le croit.
Pourquoi, il ne le savait pas lui-même, mais c'était important.

Durant un horrible instant, Marie fut certaine d’en avoir trop dit et d’avoir offert à ce maudit chevalier la faille parfaite qu’il attendait pour s’y glisser. Pourtant, l’homme ne bougea pas et donna l’impression de ruminer ce qu’il venait d’entendre, si bien que Marie aurait retenu son souffle – si elle en avait eu un, bien sur.

Au grand étonnement de l’ancienne Domestique, la première chose qu’il fit fut de mettre au point le fait qu’il n’était pas un noble comme les autres.
Ben voyons, songea Marie, qui se donna pourtant la peine de ne pas faire paraître son doute sur son visage. Il était bien vrai que les temps devaient être bien différents de ce que Marie avait vécu à son époque. Le chevalier se décrivait lui-même comme un mercenaire, qui ne se battait non pas pour une cause, mais pour de l’argent. Marie ne savait pas quoi répondre, car elle venait de se souvenir de l’aversion de son grand-père pour les soldats de pour la guère en général. Lorsque son frère aîné était parti à Paris pour soutenir l’armée du roi entant que mercenaire, son grand-père avait manqué de jurons - bretons ou français - pour les lui lancer à la tête.

…Comment avait-elle pu oublier tout cela? Pourquoi fallait-il la présence de cet homme pour lui rappeler les gens qu’elle avait connu et qui avaient conté dans sa vie?

"J'ai commis nombre de fautes devant Dieu », reprit-il en élevant légèrement le ton, "mais jamais je n'ai molesté de femme ou d'enfant, de cela je le jure devant la croix du Christ Sauveur!"
Marie regarda le spectre qui lui faisait face. Pour un homme qui avait passé sa vie à se battre pour de l’argent, il parlait avec une passion dont Marie ne l’aurait jamais cru capable. Il semblait convaincu de ce qu’il disait, et qui sait…peut-être disait-il réellement la vérité. Peut-être que ce qu’il avait dit en voyant cette fille n’avait pas voulu dire la même chose que les mêmes paroles qu’aurait prononcé un noble du XVIIIème siècle.
Pourtant, cela avait semblé si clair…

Christian avait fait amende honorable et, d’après les maigres informations sur son époque dont disposait Marie, cela n’avait pas du être facile. Marie sentit que, à son tour, elle devait faire un nouvel effort.
"Je suis désolée, Monsieur. Je ne voulais pas…enfin…si…mais…pas comme vous le pensez. Ce genre de remarque…j’en entendait si souvent lorsque je vivais ici.
…Je vous fais mes excuses. "

Ouf. C’était fait. Durant le dernier siècle, Marie n’avait plus fait d’excuses à personne, et cela n’avait pas même été le cas très souvent durant sa vie. Celui qui s’excusait avouait s’être trompé et s’aplatissait devant l’autre, et Maire s’était jurée de ne plus jamais devoir faire cela…du moins, jamais plus de manière sincère….

Il hocha simplement la tête, acceptant les excuses de la jeune fille.

"C'est fort bien que cette affaire soit éclaircie, mademoiselle. Je n'aurai pas aimé partir d'ici en songeant que vous me détestiez comme si j'avais réellement pu faire du mal à cette pauvre musicienne.
D'ailleurs, j'espère que vous vindre avec moi l'écouter de nouveau. Cela vous ferait-il plaisir ?"

Selon toute vraisemblance, l’affaire était réglée pour le chevalier, et Marie se donna beaucoup de peine pour en faire de même. En avait-elle trop dit ? - Peut-être bien que oui, mais maintenant, il était bien trop tard pour reculer, et tout ce qu’elle pouvait faire était espérer que Christian n’allait jamais plus aborder le sujet, et surtout pas en présence de clémence, dont Marie se méfiait toujours comme de la peste.

Histoire de faire la paix, le chevalier lui proposa de repartir écouter la musicienne. Marie craignait que cela amènerait encore à une dispute mais, pour démontrer sa bonne volonté, elle accepta.
« Si vous le voulez, Monsieur…mais je me demande si elle y sera encore. Il est déjà tard et les vivants…ont besoin de sommeil. »
Tout en disant cela, Marie se rappela soudain qu’elle ne savais plus ce que ça faisait de dormir, et elle aurait donné cher pour goûter à nouveaux au sommeil, histoire d’avoir la paix, au moins pour quelques heures. Marie s’efforça de chasser cette pensée qui, de toute manière, ne mènerait à rien et s’efforça de sourire.
« …Vous voulez aller voir ? »