Cogitations

La Duchesse Anne était de fort méchante humeur. Debout près de l’une des grandes fenêtres de ce qui avait autrefois été la chambre des Dames, elle observait d’un air mécontent le flot incessant de vivants qui allaient et venaient dans sa demeure. Si elle voulait se débarrasser rapidement de ces nouveaux arrivants, elle allait devoir agir vite et faire preuve de beaucoup de doigté. Pourtant, la Duchesse avait décidé d’attendre encore quelques jours, histoire de se faire une première impression des gens qui allaient venir habiter dans sa demeure. Peut-être que ces tas de chair pourraient être bons à quelque chose…peut-être parviendrait-elle à leur faire réduire en poussière le gisant de sa détestable belle-fille…oui, il y aurait forcément un moyen de faire usage de tous ces bras vigoureux afin de servir ses plans.

Avec un soupir qui ne remua pas un souffle d’air, Anne de Faussigny se retourna et laissa errer son regard à travers la pièce. Le décor avait changé depuis son époque, mais la Duchesse était assez satisfaite de ce que cette pièce était devenue. D’ailleurs, elle n’aurait toléré aucun changement qui soit contraire à son goût. Ce qu’elle aimait surtout était le fait que le gigantesque portrait de Clémence avait disparu et que, à sa place, on y avait accroché une nature morte composée d’un cruchon, de pommes et d’un poisson qui fixait l’observateur d’un regard vitreux. Si Anne avait su où trouver le portrait de Clémence, elle se serait fait une véritable joie de le réduire en miettes, mais heureusement pour elle, Anne était une femme qui savait attendre. Un jour ou l’autre, elle trouverait bien un moyen de se débarrasser une fois pour tout de Clémence, soit avec le précieux soutiens de certains autres esprits de château, soit avec l’aide involontaire des nouveaux locataires.
Un petit sourire glacial naquit sur les traits fantomatiques de la Duchesse…

[Hall d'entrée]

Le hasard avait conduit son errance au salon bleu. Il était d'abord passé près de la salle de bal mais s'en était allé après avoir écouté un moment le musicien qui y jouait du violon, sans même jeter un coup d’œil derrière la porte pour ne pas le déranger. Le salon bleu étant silencieux, il s'y était risqué pour voir s'il ne s’y trouvait pas un fantôme. Et il était tombé sur la duchesse. S'il avait été encore en vie, il aurait probablement senti ses cheveux se dresser dans sa nuque. C'était là un des esprits les plus anciens et puissants du château. Et à ce qu'il savait, c'était aussi celle qui était la plus encline à haïr. Il aurait préféré l'éviter, mais quelque chose lui disait que c'était tout à fait dans sa nature de vouloir chasser les vivants... Et probablement de vouloir le faire de manière cruelle, sans égard pour leur santé mentale. Jusqu'ici il ne s'était rien passé de ce genre, du moins à sa connaissance, mais l'arrivée des clients allait probablement accélérer les choses. Quelque part il commençait à nourrir le désir de les protéger, même avec ses faibles moyens.

Lorsqu'il était passé au travers du mur du salon, le regard de la duchesse était déjà posé sur lui. Il était toujours rageant de constater que presque tous les fantômes du château pouvaient percevoir sa présence à des mètres, comme s'il faisait du bruit en marchant, alors que lui ne sentait rien. Il était un lourdaud sourd et aveugle parmi des divinités.

Il était resté imperturbable et salua la grande dame le plus naturellement du monde, après un court silence :

"Mes hommages, duchesse de Faussigny. Pardonnez mon intrusion."

Il se demanda avec un brin d'autodérision si elle se souvenait seulement de lui, le tout dernier fantôme, celui qui était pour ainsi dire le plus proche des vivants qu'elle semblait détester.

Si un vivant avait été présent dans la salle, celui-ci n’aurait rien entendu, pas même un frémissement su sa peau. Anne, par contre, savait qu’un esprit se dirigeait droit vers elle alors que celui-ci n’avait même pas encore traversé le mur. Au cours des siècles, la Duchesse avait dressé une petite liste mentale des fantômes du château, tentant ainsi de cerner au mieux chacun des habitants, sans pour autant poser la moindre question. C’est de cette manière qu’elle espérait trouver des aides lorsque le temps serait venu, et elle avait constaté avec joie que bon nombre d’entre eux semblaient ne pas porter sa belle-fille dans leur cœur. Depuis le temps, Anne avait compris que même un coeur qui avait cessé de battre pouvait encore haïr avec passion, et elle espérait bien en profiter.

Or, le fantôme qui s’approchait d’elle se faisait sentir à plusieurs mètres, si bien que la Duchesse comprit rapidement qu’il s’agissait d’un esprit encore jeune. Peut-être cette servante ou alors le Vicomte, mais elle savait déjà que l’âge du fantôme qui allait traverser ce mur ne dépassait pas les 150 ans.
Anne se retourna, fixa son regard sur le mur et croisa les bras. Un instant plus tard, le fantôme apparut et sembla surpris de la voir. La Duchesse réprima un sourire. Oui, elle savait dissimuler sa présence presque totalement, si bien qu’il y avait qu’un seul autre fantôme qui y parvenait aussi bien qu’elle.
Malheureusement, il s’agissait de Clémence…

Le Vicomte se ressaisit rapidement, ce qui amusa particulièrement la Duchesse. Elle savait bien que certaines esprits l’évitaient et s’efforçaient de rester hors de son chemin et, la plupart du temps, Anne appréciait cette situation. De plus, certains esprits qui auraient été enclins à sympathiser avec Clémence prenaient leurs distances vis-à-vis d’elle, et tout cela pas crainte de sa belle-mère…

D’après ce qu’elle savait, le Vicomte n’avait pas vraiment de contact avec Clémence, ni avec aucun autre esprit du château. Bien au contraire, le brave homme avait passé les dernières décennies à hanter le lac en pleurant sa défunte épouse. Anne avait vu le couple une ou deux fois de leur vivant, et lorsqu’elle avait réalisé que la fille semblait sensible à sa présence, elle s’était fait une joie de venir la voir de plus en plus souvent. Bien sur, la pauvre petite avait été bien incapable de faire comprendre à son mari ce qui lui arrivait…enfin…elle aurait du se montrer un peu plus persuasive.
Après sa mort, Anne n’avait plus vu ni elle ni son mari à l’intérieur du château, et ce n’est que bien plus tard qu’elle découvrit la clé de ce mystère: Toutes ses années à hanter un lac et à pleurer cette petite gamine blonde et pâle…quelle tragédie.
La Duchesse parcouru le Vicomte du regard et lui adressa un petit sourire dont elle avait le secret.
« Vicomte ! », le salua-t-elle d’une voix faussement enjouée, « mais vous ne m’importunez pas le moins du monde… ». Anne posa ses mains l’une sur l’autre et s’approcha d’un pas de promenade.
« Cela faisait un moment que l’on vous avait pas vu…cherchez-vous donc quelqu’un ? »
Bien sur que le Vicomte cherchait quelqu’un…cela faisait des années qu’il LA cherchait. Pourtant, La Duchesse faisait fi de tout cela et se conduisit comme si elle ignorait toute l’histoire.

Charles sonda un instant le regard de son vis-à-vis, cherchant à déceler ce qu’elle avait voulu signifier par sa question. Une inquiétude le traversa : que savait-elle ? Etait-ce par hasard qu’elle avait ainsi fait mouche au sujet de son but ? Et si elle savait, quelles étaient ses intentions ? Voulait-elle l’amener à se confier pour lui offrir son aide ?
Songeant qu’il n’était pas prudent de se laisser aller à une interprétation aussi optimiste, il décida de se tenir sur ses gardes et de feindre n’avoir perçu aucun sous-entendu. Lorsqu’il reprit la parole, il réalisa qu’il avait la voix hésitante et feutrée de ceux qui ont perdu l’habitude d’en faire usage.

"Je n'ai pas quitté le château après mon retour, il y a dix ans, mais je me suis... Isolé. J’avais besoin de réfléchir. Depuis que j’ai l’éternité devant moi, je ne vois plus le temps passer quand je suis seul. Mais pour être honnête, il y a trop longtemps que je me prive de vraies conversations et j’en ressens le manque. Ce que je cherche n'est donc qu'un peu de compagnie et vous me feriez un honneur en m’accordant la vôtre."

Il s’inclina sur ses derniers mots, témoignant ainsi de son respect pour son rang et pour son ancienneté. Maintenant qu’il avait commencé à parler, il semblait qu’il aurait pu continuer pendant des jours et des jours sans interruption. En quelques phrases, sa voix avait repris un peu d'aplomb et le débit de ses paroles était devenu naturel. Il ne ressentait pas la fatigue physique dont un vivant aurait souffert en reprenant une activité abandonnée aussi longtemps. Son esprit non plus ne s’était pas détérioré, bien qu’il ait souvent eu la sensation de frôler les limites de la folie au cours de sa longue errance, il avait tenu bon.

Cependant, au-delà de la douce euphorie que lui apportait ce retour aux rapports humains, cette rencontre lui inspirait un certain malaise. L’enjouement de la Duchesse paraissait suspect… Pour quelle raison aurait-elle été aussi ravie de le voir ? Il savait bien peu de choses sur elle, mais ce qu’on lui avait dit ne la décrivait pas comme une femme d’un naturel affable, bien au contraire. On disait que sa puissance égalait presque celle de Clémence de Faussigny et qu’elle était sans nul doute la plus dangereuse à cause de son tempérament. Elle était un des rares ectoplasmes qui savaient user de leurs pouvoirs contre leurs semblables. Il était incapable de lui opposer la moindre résistance, elle si. Et le plus inquiétant était qu’il ignorait tout de ses talents particuliers.

Le regard que le Vicomte lui lança en disait assez long sur ce qu’il devait être entrain de penser. Depuis le temps qu’elle hantait ce château, Anne de Faussigny savait bien que la plupart des esprits se méfiaient d’elle et donnaient l’impression de n’être que des enfants apeurés lorsque, par le fruit du hasard, ils devaient lui faire face dans une chambre ou un couloir obscur.
Le jeune fantôme mit un certain temps avant de répondre, preuve qu’il mesurait soigneusement chacune de ses paroles avant de se laisser aller à un monologue un trop hâtif, ce qui amusa grandement la Duchesse. Elle aimait les gens qui prenaient le temps de réfléchir avant de parler, et vu le fait que le temps était une denrée dont elle bénéficiait à volonté, l’attente ne la dérangeait pas.

"Je n'ai pas quitté le château après mon retour, il y a dix ans, mais je me suis... Isolé. J’avais besoin de réfléchir. Depuis que j’ai l’éternité devant moi, je ne vois plus le temps passer quand je suis seul…"
Anne garda le silence, son regard bleu toujours posé sur l’homme en face d’elle. Bien qu’il fut un peu plus grand qu’elle, elle avait l’impression de trouver en face d’un élève qui lui récitait une leçon mal apprise, car la voix du fantôme était hésitante, comme si il n’était pas sur qu’elle ne l’abandonne pas au beau milieu d’une phrase. Pourtant, le Vicomte reprenait rapidement du poil de la bête, car à chaque mot, il semblait avoir un peu plus d’assurance.
"…Mais pour être honnête, il y a trop longtemps que je me prive de vraies conversations et j’en ressens le manque. Ce que je cherche n'est donc qu'un peu de compagnie et vous me feriez un honneur en m’accordant la vôtre."

Suivant le protocole, le Vicomte s’inclina devant la Dame. Au cours de son discours, il semblait avoir retrouvé un peu d’aisance et avait désormais de la peine à se taire. Anne avait déjà constaté que certains fantômes vivaient très mal leur solitude et qu’ils cherchaient parfois désespérément de la compagnie, et cela semblait être le cas pour ce pauvre petit Vicomte, qu avait passé plusieurs décennies à poursuivre non pas du vent, mais de l’eau…

"Je me ferai une joie de vous accorder ma compagnie", répondit la Duchesse qui, cette fois, n’avait même pas jugé utile de mentir. Durant un instant, son regard se détacha du Vicomte et alla parcourir l’ensemble de la salle. "Et pourtant, si c’est de la compagnie que vous rechercher, vous allez être gâté ces prochains temps, ce me semble."
Anne n’avait pas laissé planer le moindre doute de qui il pouvait bien s’agir et, vu le ton qu’elle avait utilisé, elle fit bien comprendre à qui voulait l’entendre que ces nouveaux arrivants n’étaient guère à son goût. Pourtant, Anne s’était tenue relativement tranquille ces derniers temps. Pas d’accidents, pas de morts suspectes, pas d’apparitions nocturnes dans les chambres, si bien qu’on aurait presque pu imaginer que la Duchesse s’était résignée au changement. Bien entendu, la réalité était tout autre: Ayant l’éternité devant soi, Anne partait du principe qu’elle aurait encore bien assez de temps pour s’attaquer aux vivants, mais uniquement une fois qu’elle aurait la certitude que ces tas de chair ne lui étaient d’aucune utilité. Par le passé, elle était déjà parvenue quelque fois à monter des vivants contre sa maudite belle-fille, et les conséquences avaient été des plus amusantes. Malheureusement, la plupart de ces misérables vivants n’avaient pas les nerfs assez solides pour supporter bien longtemps la présence de la Duchesse…

Charles se sentit étrangement reconnaissant et réconforté lorsque la grande duchesse accepta aimablement sa compagnie. D'autant plus qu'il lui semblait qu'elle avait répondu avec une grande sincérité. Mais ce sentiment retomba lorsqu'elle reprit la parole. Il s'autorisa à étirer un faible sourire en réponse à l'allusion. Après tout, il ne pouvait pas dire qu'il ne souhaitait pas lui aussi que les vivants quittent le château. Bien que les intentions du terrible esprit étaient claires, il préféra jouer la carte de la naïveté et dit, sur un ton badin :

"Vous avez l'intention de vous manifester auprès des vivants ? Mon problème est plutôt de les éviter... J’ai beau ne pouvoir rester visible que quelques minutes d’affilée, je suis souvent surpris par des apparitions aussi brèves qu’inattendues. C’est un peu comme un éternuement, dans le sens où j’ai du mal à les prévoir et à les réprimer.

Il eut un rire gêné lorsqu’il réalisa combien ses petits problèmes de jeune fantôme devaient lui sembler dérisoires. Mais l'ambiance n'était plus propice à se laisser aller. Même le sourire mutin de la duchesse, qui lui avait parût si chaleureux un instant plus tôt, semblait réprimer une animosité terrifiante. Mais sa peur s'était envolée, seules comptaient ses convictions. Il poursuivit, beaucoup plus sérieusement :

"La compagnie des vivants… Maintenant que j’y pense, je crois que sans leur arrivée je n’aurais même pas eu l’idée de renouer avec les relations humaines."

C’était fait, il avait affiché sa position. Restait à voir si la discussion tournerait au conflit.

"Vous avez l'intention de vous manifester auprès des vivants ?", demanda le jeune esprit d’un ton innocent qui ne tromperait pourtant personne, et en tout cas pas une revenante comme Anne de Faussigny. "Mon problème est plutôt de les éviter...", ajouta-t-il au bout d’un instant, avant de partir sur un petit monologue concernant les difficultés propres à tout jeune fantôme encore incertain de sa substance et de son aspect matériel. La Duchesse savait qu’elle-même avait du vivre ça, mais tout cela était désormais tellement loin qu’elle s’en rappelait à peine. Elle savait pourtant qu’elle avait passé les premiers temps de son état de fantôme à chercher son fils, jusqu’à ce qu’elle compris que Charles était mort avant la faute de Clémence et qu’il avait donc échappé à la malédiction. Au premier moment, Anne avait oscillé entre le soulagement de savoir l’esprit de son fils libre comme le vent et la tristesse sans nom de ne plus l’avoir à ses côtés.
Et après, elle s’était retournée contre Clémence…

Une fois qu’elle compris qu’elle serait à jamais séparée de son fils, la seule personne qui avait compté pour elle, Anne s’était mise à pourchasser l’esprit de sa belle-fille jusque dans les moindres recoins du château. Or, heureusement pour sa détestable belle-fille, Anne n’était alors qu’un jeune esprit fébrile, perdu et sans aucune idée claire sur les pouvoirs qu’elle pouvait bien posséder.
Mais maintenant, les choses avaient changés…La Duchesse avait accumulé de la puissance au fil des ans, peut-être même plus que sa maudite belle-fille, si bien qu’il n’y avait dans le château personne qui pourrait l’arrêter si elle décidait de s’attaquer à ses nouveaux propriétaires…

Un petit rire gêné sortit Anne de ses réflexions. Le Vicomte n’avait pas bougé et semblait bien décidé à lui faire face.
"La compagnie des vivants… Maintenant que j’y pense, je crois que sans leur arrivée je n’aurais même pas eu l’idée de renouer avec les relations humaines."
La Duchesse leva un sourcil. Elle n’avait jamais fais de secret de ce qu’elle pensait des vivants, et il y avait eu des moments où elle en avait clairement tiré les conséquences. Pourtant, ce petit esprit de rien du tout avait visiblement décidé de camper sur ses positions, et cela malgré la présence de l’autre fantôme bien plus âgé.
Un instant, Anne réfléchis à la réaction qu’elle devait adopter. Elle ne voyait pas vraiment où le Vicomte voulait en venir en lui faisant part de la sympathie – ou du moins de l’attirance - qu’il semblait avoir face à ces vivants, mais elle était bien décidée à ne pas le monter. Le Vicomte pensait ce qu’il voulait et, tant qu’il ne se mettait pas en travers de sa route, Anne n’avait pas l’intention de jouer cartes sur tables.

La Duchesse esquissa un sourire et haussa légèrement les épaules.
"Vous pouvez bien faire un essais, Vicomte…mais laissez-moi vous dire que je doute fort que vous puissiez vous faire des nouveaux contacts parmi ces gens…"
Anne promena son regard et le posa finalement sur quelques meubles encore recouverts d’un draps blancs. Ses horreurs venaient d’être amenés dans cette pièce par les ouvriers et appartenaient visiblement aux nouveaux venus.
"…Les mœurs semblent avoir grandement changé et ces gens…"
Encore une fois, Anne eut un petit sourire, mais celui-ci fut d’une nature si machiavélique que, si elle avait encore eu un véritable reflet, il aurait fait voler en éclat n’importe quel miroir.
"Ces gens ne croient plus aux fantômes, Monsieur le Vicomte. "

Le sourire lourd de sens de la duchesse lui donna brusquement l'envie d'avoir un mouvement de recul, mais il tint bon. Sa mâchoire se crispa à sa façon de prononcer "Monsieur le Vicomte". Bien sûr, son rang était misérable comparé au sien et il avait pris l'habitude de son vivant d'être considéré comme un nobliau provincial (ce qu'il était après tout) par les membres de la cour. Cependant il ressentit ce coup comme une rude atteinte à sa dignité et l'énervement commença à le gagner. Il répliqua froidement :

"Vous m'avez mal compris votre altesse, je n'ai jamais eu l'intention de nouer des liens d'amitié avec eux."

Il marqua une courte pause... Pour mesurer l'impact des paroles qu'il venait de prononcer et retrouver un peu de son calme.

"Il existe un intermédiaire entre persécuter les vivants et les aimer. C'est la voie que j'ai choisie : les laisser en paix."

Sur ces mots, il plaqua théâtralement un regard d'acier sur celui, clair et acéré, de son antagoniste. Si représailles il devait y avoir, il ne fuirait pas et ne demanderait pas grâce.

"Diane... Si c'était le prix à payer pour honorer ta mémoire, j'affronterais toute la souffrance du monde sans faillir."

Anne eut toutes les peines du monde à ne pas se monter amusée en assistant à toute un pot-pourri d’émotions que son interlocuteur devait traverser en ce moment. Durant un instant, cet homme lui rappelait un jeune coq qui, blessé dans sa dignité par le caquètement incessant des poules autour de lui, bombait le torse pour chanter encore plus fort, les pieds dans son tas du fumier.
Pourtant, c’est avec beaucoup de sang froid qu’il fit face à cet esprit qui était son aîné de plusieurs centaines d’années.

"Vous m'avez mal compris votre altesse, je n'ai jamais eu l'intention de nouer des liens d'amitié avec eux", rectifia-t-il son point de vue alors que Anne pencha légèrement la tête sur le côté, toisant son interlocuteur.
"Il existe un intermédiaire entre persécuter les vivants et les aimer. C'est la voie que j'ai choisie: les laisser en paix."

A ses mots, il leva son regard et finit enfin par le plaquer dans celui de la Duchesse. Anne savait bien que, même à l’époque du Vicomte, provoquer une personne du regard de cette manière aurait très bien pu aboutir à un duel si la personne était un homme, et également à un duel si la personne était une femme qui allait tout raconter à son mari.

Le Vicomte la cherchait, c’était évident. Probablement que le fait de s’opposer à l’un des plus anciens esprits du château lui procurait la sensation d’être "vivant" – si Anne pouvait se permettre cette comparaison quelque peu osée.
Durant un instant, le Vicomte lui rappelait son propre fils qui, lors de son adolescence, avait cherché à tester les limites du bon vouloir de sa mère de la même manière…Oui, c’était exactement ça: Le Vicomte se conduisait comme un adolescent qui se faisait une joie de protester contre l’avis d’une génération bien plus expérimentée et qui terminait son monologue par un regard qui en disait long: Allez, je n’ai pas peur de toi, attaques-moi, si tu l’oses…

Anne n’hésita pas même un instant.

Certes, Charles de Montval cherchait la provocation, mais la Duchesse n’avait pas l’intention d’entrer dans son jeu. Ici, c’était elle qui dictait les règles, si bien qu’elle n’avait aucune envie de s’inquiéter de la crise d’adolescence attardée du Vicomte. Elle se contenta donc de sourire, de lever ses yeux clairs vers le plafond et d’aller s’asseoir sur un canapé recouvert d’un drap blanc.
"Si c’est la paix que vous voulez, eh bien faites donc, mon ami. Vous verrez bien si ces nouveaux venus vous rendront cet hommage."
Le regard amusé toujours sur le Vicomte, Anne appuya son dos contre le dossier.
"Allez-y donc, Vicomte. Si c’est ma bénédiction que vous vouliez…eh bien, vous l’avez. Faites donc ce que bon vous semble, puisque tel est votre désir."

La raillerie de la duchesse lui donna une douche froide et le déstabilisa. S'il avait vraiment été aussi jeune que l'attitude qu'elle affichait à son égard le laissait penser, il serait peut-être entré dans une colère plus grande encore, il en éprouvait même vaguement l'envie, mais il n'en voyait plus l'utilité. Pourquoi donc cette femme qui osait se moquer ouvertement de lui lui paraissait soudain... Comment dire ? Attendrissante ? Elle lui évoquait un souvenir si lointain qu'il n'arrivait pas à en cerner les contours. Après un instant prolongé passé à lui rendre silencieusement son regard, cette fois sans aucune émotion apparente, il lui répondit sur le ton de l'ironie douce.

"Et me voilà seul avec mon impuissance. Pardonnez cet éclat et restons-en là pour l'instant voulez-vous ?

Il poursuivit avec une amabilité non-feinte en s'approchant à son tour du fauteuil drapé situé en face de son antagoniste.

"Le plus absurde est sans doute que je ne puis vous accuser d'aucun fait concret. C'est inqualifiable. Pourtant ma résolution reste la même. J'aimerais vous faire comprendre mon point de vue et..."

Il s'assit sans la quitter des yeux.

"Comprendre le vôtre. Je ne dispose que de la parole alors, si cela vous convient, faisons simplement connaissance ?"

Restait à espérer qu'elle n'était pas encore agacée par leur entrevue. Mais c'était peu probable : l'éternité enseigne la patience... à moins qu'elle ne rende fou. Il n'était guère aisé de déchiffrer les impressions d'un être qui avait eu tant d'années pour apprendre à se maîtriser. Il ajouta d'un air pensif, après un court silence :

"Il y a une chose que j'aimerais savoir... Quand je suis arrivé ici, en tant que nouveau propriétaire, j'imagine que vous m'avez haï. Mais je n'ai jamais été dérangé par aucun phénomène occulte. M'avez-vous laissé en paix ? Ou bien avez-vous tenté de me hanter sans y parvenir ?"

Touché…, se dit Anne en voyant une nouvelle vague composée d’émotions les plus diverses passer sur le visage du jeune spectre. Durant un instant, la Duchesse se demanda si le Vicomte allait se mettre en colère mais, à sa grande surprise, il parvint une nouvelle fois à ravaler ce qui devait bouillonner en lui et donna une impression de sérénité.
Pas mal du tout…, dut admettre la Duchesse, toujours installée sur son fauteuil. Lorsque Charles de Montval repris la parole, il parvint même à y glisser un petit soupçon d’Ironie qui se mua – à la grande surprise de Anne – en quelque chose qui ressemblait étrangement à de l’amabilité. Ce fut la première fois que le jeune spectre parvint à véritablement surprendre la Duchesse, et il fallait quelque chose pour surprendre un spectre âgé de presque six siècles.

Après avoir avoué qu’il tentait aussi bien de faire comprendre son point du vue à la Duchesse que de parvenir à comprendre le sien, le Vicomte s’approcha et pris place sur un fauteuil en face d’elle, le tout sans l’avoir quitté des yeux un instant.

Il voulait faire connaissance…comme c’était touchant. Anne avait déjà l’intention de riposter avec une réplique bien cinglante lorsqu’elle se rendit compte avec étonnement que ce que lui demandait le Vicomte ne la dérangeait pas – bien au contraire.
Or, dans son état normal, Anne De Faussigny n’était guère connue pour son légendaire potentiel social. Elle aimait agir seule et refusait de perdre son éternité à nouer des liens avec les morts, et encore moins avec les vivants. Pourtant, lorsqu’il s’agissait de faire exécuter au pantin de son choix la cabriole qu’elle avait prévu pour lui, Anne se devait de connaître au moins quelques détail de cette personne afin d’actionner les bonnes manettes. Quel plaisir d’avoir en face d’elle un spectre qui lui offrait cette possibilité sur un plateau d’argent.

Les personnes impulsives étaient celles que la Duchesse préférait. Impulsives et stupides, c’était encore mieux. Or, le Vicomte Charles de Montval n’appartenait visiblement à aucune de ces deux catégories et, de plus, il semblait aimer jouer, ce qui motiva Anne à continuer sur sa lignée et de ne pas interrompre son interlocuteur. Peut-être parviendrait-elle à inclure Charles De Montval dans ses plans, sans que celui-ci ne s’en rende compte, bien sur. Peut-être allait-il l’en remercier plus tard…juste avant de comprendre que la Duchesse n’avait jamais eu l’intention de jouer franc jeu.

"Il y a une chose que j'aimerais savoir...", reprit-il après une courte pause. "Quand je suis arrivé ici, en tant que nouveau propriétaire, j'imagine que vous m'avez haï. Mais je n'ai jamais été dérangé par aucun phénomène occulte. M'avez-vous laissé en paix ? Ou bien avez-vous tenté de me hanter sans y parvenir?"
Bien que morte, la Duchesse aurait juré qu’un léger frisson lui parcourait l’échine, l’un de ces délicieux frissons que devait également ressentir un serpent dressé devant une souris.
Pauvre petit Vicomte…si tu savais…, songea la Duchesse en joignait les mains sur ses genoux et en fixant ses yeux clairs dans le regard du jeune spectre.
"Je n’ai pas jugé utile de vous hanter", répondit la Duchesse d’un ton presque amusé, car ce qu’elle venait de dire bien pire qu’un énorme mensonge: C’était la pure vérité. Jamais elle n’avait hanté le Vicomte, non…car elle avait trouvé en la personne de sa jeune épouse une vivante beaucoup plus réceptive à sa présence, un peu trop peut-être à la fin…

"Voyez-vous, Vicomte, vous semblez me prendre pour l’un de ces Poltergeist qui prennent plaisir à agiter leurs chaînes pour effrayer les pauvres vivants…"
La Duchesse se pencha légèrement en avant, le regard toujours fixé sur le visage de son interlocuteur.
"…Mais vous vous trompez, mon cher. Lorsque je hante un vivant, croyez-moi, j’ai mes raisons. De plus, vous avez eu le bon goût de ne pas avoir tenté de modifier ou de détruire ce qui se trouvait en ces murs lors de votre arrivée…ce qui est rare pour un nouveau propriétaire."

L'attitude de la duchesse donnait toujours l'impression à Charles qu'elle jubilait intérieurement... Mais il ne pouvait encore déterminer si c'était là sa manière d'être ou si elle le considérait comme une victime potentielle... Ou encore si c'était sa manière d'être de considérer ses semblables comme des victimes potentielles. D'où son impression d'être encerclé par les anneaux d'un serpent qui distillait soigneusement le venin qui conviendrait idéalement pour le détruire.
Mais pour l'heure il ne fallait pas qu'il flanche car ses soupçons se précisaient. La meilleure solution était d'entretenir la conversation en attendant de trouver un moyen de lui faire dire une chose que seul le responsable de la mort de Diane pouvait savoir. Il était certes fort possible que son obsession lui faisait voir le mal partout et qu'elle n'y était pour rien. Et il ne devait pas perdre de vue qu'il n'avait de toute manière par les moyens de lui faire payer. Mais il avait le sentiment que tous ses doutes trahissaient simplement son envie d'enterrer ce drame et d'enfin se laisser aller au repos. Il n'était pas question qu'il choisisse cette facilité, c'était sa croix. Il devait au moins découvrir la vérité.
Il répondit à son vis-àvis, toujours sur un ton aimable malgré son duel intérieur et la dureté sous-jacente de son propos :

"Vous savez, je suis peut-être jeune, mais je ne suis pas ignorant. Je sais très bien qu'il n'y a rien de plus facile pour un fantôme. Je le sais pour en avoir moi-même fait l'expérience. Mes pouvoirs se prêtent bien à ce genre de choses : qu'un vivant de faible volonté reste un moment près de moi, et le voilà qui commence à montrer des signes d'inquiétude et de nervosité. Pour vous, j'imagine qu'il suffit de fixer une jeune fille sans défense avec l'envie de la martyriser pour obtenir des résultats."

Il se tut, la regardant avec insistante. Qu'allait-elle répondre à cela ?

Une fois de plus, le jeune esprit semblait hésiter, ce qui donna à la Duchesse l’impression malsaine qu’il n’avait pas cru un seul mot de ce qu’elle venait de lui dire. Pourtant, Ò paradoxe, Anne avait dit la vérité, chose qui ne lui arrivait pas vraiment souvent. Si Montval pouvait l’accuser de quelque chose, ce serait, au pire, d’avoir omis de mentionner quelques petits détails insignifiants, comme celui que Anne, au lui de hanter l’homme, avait de loin préféré se reporter sur la fille à ses côtés.

"Vous savez, je suis peut-être jeune, mais je ne suis pas ignorant. Je sais très bien qu'il n'y a rien de plus facile pour un fantôme. Je le sais pour en avoir moi-même fait l'expérience. Mes pouvoirs se prêtent bien à ce genre de choses : qu'un vivant de faible volonté reste un moment près de moi, et le voilà qui commence à montrer des signes d'inquiétude et de nervosité."

Là encore, le jeune esprit marqua un point. Il avait sans doute compris le fonctionnement de la chose, du fait qu’un esprit un tant soi peu puissant était capable de se faire ressentir par un vivant. Pour un jeune esprit tel que le Vicomte, cette présence pouvait s’avérer au pire dérangeante, mais dans le cas de la Duchesse, cela pouvait aller beaucoup, beaucoup plus loin et cela, le Vicomte l’avait compris.

Il se méfiait, c’était limpide.

"…Pour vous, j'imagine qu'il suffit de fixer une jeune fille sans défense avec l'envie de la martyriser pour obtenir des résultats."

Correction: A ce stade, c’était bien plus que de la méfiance. Avait-il, de son vivant, ressenti le malaise qui rongeait sa jeune compagne?
Anne prit une minute pour se rappeler, pour faire réapparaître dans son esprit le visage de cette gamine et de ce mari fou amoureux d’elle, mais qui ne la comprenait pourtant pas.

Anne reporta son regard bleu sur le visage du jeune revenant et, soudain, lui fit un sourire qui aurait fait frémir un bourreau de son époque.
Oui, elle se souvenait, maintenant, et si c’était des souvenirs que Montval voulait, elle serait heureuse de lui en fournir:



Anne était là, dans le coin de la pièce, ombre parmi les ombres. La fille couchée en face d’elle avait les yeux grands ouverts et fixait le ciel de lit d’un air angoissé. Cette gamine savait bien que quelque chose se trouvait avec elle dans la pièce, quelque chose tapis dans les ombres et qui l’observait. Cela faisait plusieurs nuits que ça durait et la jeune femme se doutait bien qu’elle n’allait pas fermer l’œil de la nuit, du moins, pas que tant cette chose serait là à l’observer.

Anne esquissa un sourire : Depuis l’affaire de la chapelle en 1620, elle n’avait plus eu à faire à un tas de chair aussi réceptif à sa présence. Cette gamine aurait fait une excellente médium, mais la Duchesse allait faire en sorte que ce don ne lui porterait pas bonheur.
Or, il en était tout autre pour la Duchesse, qui s’amusait comme elle ne l’avait plus fait depuis des lustres. Dès que la gamine avait commencé à faire part de ses impressions à son mari, Anne avait craint que cet idiot amoureux prendrait sa femme au sérieux ou tenterait du moins d’apaiser ses visions en l’emmenant loin du château, privant ainsi Anne d’une bonne occasion de se manifester à nouveau dans le monde des vivants. Pourtant, il n’avait rien fait…Ce bougre avait simplement tenté de lui sortir de la tête toutes ces histoires de fantômes et de lui faire comprendre qu’elle était tout simplement impressionnée par ces vieux murs et tous ces recoins mystérieux. Tapie derrière un lourd rideau de velours, Anne avait jubilé. Quel funeste imbécile…ah, ces hommes…toujours convaincus que leurs femmes ne sont que des petits êtres faibles et hystériques qu’il faut protéger d’elles-mêmes.

Encouragée dans sa lancée, Anne avait continué, allant chaque fois un peu plus loin. Certains autres esprits avaient bien tenté de l’arrêter, mais la Duchesse n’était pas femme à se laisser impressionner par plus faible qu’elle. Il n’y avait dans ce château qu’un seul esprit capable de la déranger véritablement et, une fois de plus, sa maudite belle-fille était bien trop occupée à pleurer sur son triste sort qu’à se mettre en travers de la route de sa belle-mère. Dans ce château, Anne faisait ce qu’elle voulait, et elle le savait mieux que quiconque…

L’ombre de l’armoire massive avança. La jeune fille cligna des yeux. L’ombre n’avait pas bougé…mais là, dans le coin…il y avait quelque chose!

Ah, la peur du noir – Anne adorait cela, et cette fille sentait la peur à des kilomètres à la ronde. Debout à côté du lit de la gamine, elle laissa errer sa main le long du rideau qui formait le ciel de lit au dessus de la tête de la jeune fille. Le rideau bougeait…sans un souffle de vent. Anne laissa descendre sa main alors que la jeune femme levait la sienne pour attraper ce rideau fantôme. Durant une seconde, la main de la Duchesse passa à travers l’avant-bras de la vivante, qui laissa aussitôt échapper un cri étouffé. Frôler un fantôme n’était jamais chose agréable, et lorsque le fantôme faisait exprès de projeter tout son froid surnaturel dans ce contact, la chose pouvait se révéler carrément douloureuse.

Il y avait quelqu’un à côté de son lit. A travers le rideau, la jeune fille distinguait une haute silhouette, sans doute une femme…une seconde plus tard, elle avait disparu.

La gamine sauta de son lit et alla se réfugier dans l’angle le plus reculé de la pièce. Malheureusement pour elle, son statut de vivante l’empêchait de traverser les murs et de mettre ainsi une distance sécurisante entre sa personne et celle de la Duchesse, qui prit tout son temps pour s’avancer sur la vivante terrorisée. Sans se presser, Anne se pencha. Ses longs cheveux tombèrent vers l’avant et frôlèrent la joue de la jeune fille, dont chaque respiration formait désormais une légère buée devant sa bouche.
"Qu’attends-tu…appelle-le", murmura la Duchesse à l’oreille de la gamine, la mettant au défi d’appeler son preux chevalier à son secours. Pourtant, la jeune femme serra ses bras autour de ses genoux et ne dis rien. Pas même un murmure.

Satisfaite de son petit manège, Anne traversa le mur et laissa la gamine seule dans sa chambre, seule avec l’ombre menaçante de son armoire à habits.




Anne posa ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil et se mit debout. Lentement, elle avança, puis fit le tour du fauteuil ou était assis le Vicomte avant de s’arrêter devant lui, l’air nonchalant.
"Voyez-vous, Vicomte, je n’ai pas de véritable préférence pour les pauvres jeunes filles…par contre, j’avoue être attiré comme un papillon par la lumière lorsque je sens la présence d’un esprit faible…faible et surtout…seul. "
A ses mots, Anne posa les deux mains sur les accoudoirs du fauteuil où était assis le Vicomte et se pencha en avant.
"…Et cette fille, mon cher, cette pauvre petit chose blonde et pâle…elle était seule, car son mari ne croyait pas à toutes ces histoires de fantômes. Ne l’aimait-il pas assez pour la prendre au sérieux ou, du moins, pour la soulager en quittant ces lieux avec elle, vers d’autres horizons plus cléments? Pensait-il à tout l’argent qu’il avait investi dans ce château et qu’il ne voulait pas perdre à cause d’un caprice de femme hystérique?"

Le visage de la Duchesse n’était plus qu’à quelques centimètres de celui du jeune esprit. Anne poussa un léger soupire, imitant à merveille le souffle d’un vivant, et pris un air navré.
"Pauvre fille…seule dans sa chambre qui semble se refermer sur elle…et qui ne peut appeler personne. Et vous, où étiez-vous? N’avez-vous pas entendu ses cris ou…n’avez-vous pas voulu les entendre?"

Le regard implacable de la duchesse affronta le sien et il ressentit un profond malaise. Malgré ce sourire qui lui donnait l’impression qu’un frisson parcourait ses os, il maintint son visage clos à toute interprétation. Le silence se prolongea, augmentant le malaise, et il n’osait pas imaginer ce qui lui passait par la tête. Il ne pensait à vrai dire à rien à part à garder son calme. Soudain elle se leva. Il la suivit un moment du regard puis regarda droit devant lui, immobile, tandis qu’elle faisait le tour de son fauteuil avec une lenteur exaspérante.
L’ennui avec les fantômes, c’est qu’ils se déplacent sans faire le plus petit bruit. A cette distance il était inutile de se fier à la perception intuitive de sa présence. Aussi, lorsqu’elle accéléra son mouvement pour se placer face à lui, les mains sur les accoudoirs, il eut beaucoup de peine à retenir un sursaut. La surprise de voir une dame agir ainsi y était pour beaucoup. Ne pas trahir son anxiété lui devenait de plus en plus difficile.
Pourtant les fantômes ne tremblent pas.

Puis vinrent les mots, implacables. De simples insinuations, mais impossible de se tromper sur leur sens.

C’était elle.

Ses yeux s’écarquillèrent. Il se sentait exsangue et glacé, comme juste avant sa mort… Bien sûr ce n’était pas réel, mais pourtant ce souvenir lui revenait d’une manière assez convaincante pour y croire. Il s’était changé en glace.
Il l’avait donc trouvée après tout ce temps, c’était elle qui lui avait enlevé Diane. Ses paroles continuaient à l’atteindre, cruelles et tranchantes comme des lames de rasoir. Elles lui évoquèrent un amalgame de souvenirs douloureux. Et certaines choses qu’il avait préféré oublier. Instinctivement, il pensait à se justifier :
Ce n’était pas comme ça que ça s’était passé, il ne l’avait jamais laissée seule, il avait fait tout ce qu’il pouvait pour la rassurer.
Par la suite c’était elle qui s’était fermée, qui l’avait écarté.
Il ne l’avait pas crue mais… Il y avait ce doute insidieux : N’était-ce pas une ruse pour rentrer à Paris ? N'avait-elle pas simplement profiter des légendes qui couraient sur leur demeure ?
Et ses réactions étaient étranges, on aurait presque dit qu’elle jouait la comédie… Ou en tous cas que son imagination la travaillait.
C’est vrai ! Il avait fait venir des médecins pour sa migraine, la situation s’est améliorée après une petite semaine, elle avait l’air d’aller mieux.
Tout ce qu’il voulait, c’était qu’ils passent du temps ensemble.

Mais dire ça aurait été non seulement pitoyable au-delà de toute expression mais aussi inutile, elle avait tout vu.

Puis vinrent les remords :

*J’avais le désir égoïste de me l’approprier.
J’ai fermé les yeux sur ses sursauts inexplicables, sur ses nuits agitées, sur les problèmes similaires qui étaient arrivés aux propriétaires précédents et ceux qui arrivaient aux domestiques… parce que ça m’arrangeait bien.
Je n’ai fait qu’écouter mes désirs, j’ai été ignoble.
Tout est de ma faute.*

Mais ce constat était trop intolérable. C’était elle, ce monstre infâme, qui l’avait harcelée sans raison, qui l’avait poussée à bout, qui s’était arrangée pour la faire passer pour une folle. La seule chose qu’il pouvait faire pour Diane, c’était la venger, faire souffrir le martyr à cette femme dégénérée, diriger toute sa colère et son énergie dans ce but. Il se dégagea brusquement, traversant l’accoudoir du fauteuil et le bras de la duchesse, et se retrouva au centre de la pièce, en train de la fixer avec une fureur visible.

Il n’était qu’une pensée enflammée par la colère, sans aucun moyen de l’évacuer. Il aurait voulu se sentir trembler, de sa colonne vertébrale jusque dans ses tempes, sentir son cœur cogner dans sa poitrine, le sang lui monter à la tête. Il aurait voulu pouvoir l’empoigner et la battre, pouvoir lui faire subir une violence brutale et primaire. Il aurait même préféré pouvoir tomber à genoux et pleurer de rage. Tout plutôt que cette absence de sensation et cette impuissance. Alors il fit la seule chose que son enveloppe diaphane et sans consistance lui permettait de faire, il agit en simple esprit frappeur et fit tomber un vase. Il brisa joliment le silence en volant en éclat avec fracas. Puis il fit de même avec les candélabres et les tableaux, les faisant trembler avec le plus de bruit possible et les laissant s’écraser au sol. Au milieu du chaos, il cracha quelques mots désordonnés à la duchesse, sa colère grondant entre ses dents serrées. L’énergie d’un animal blessé :

"Monstre… Comment osez-vous ? Me poser en seul coupable ? Mais vous avez toujours été ainsi, vous êtes un meurtrier, purement et simplement. Il n’y a plus de femme en vous, juste un démon. Vous payerez pour tous vos crimes, j’en fait le serment. Nous avons toute l’éternité devant nous."

Sa petite démonstration l’avait épuisé mais sa fureur s’était aussi calmée. Cela devait lui sembler ridicule. Aucune importance : ce n’était pas pour l’impressionner qu’il l’avait fait. Comme il n’avait plus rien à faire ici, il traversa un mur pour ne plus revenir en arrière. Il savait qu’à cause de sa capacité particulière il avait laissé un souvenir dans cette pièce pour les vivants. Dans la semaine à venir, tous ceux qui y passeraient un moment risqueraient d’entrer dans une violente colère… Ou dans le plus profond désespoir. Selon les circonstances.

[Ailleurs…]

Durant quelques instants, le Vicomte donna l’impression qu’il venait de se faire frapper en pleine figure, ce qui, en quelque sorte, avait bel était été le cas. Anne prit le temps d’apprécier ce moment, cette seconde lors de laquelle la compréhension, puis la haine, se dessinaient sur le visage du jeune spectre. Eh oui….il avait voulu jouer au plus malin avec elle, chose que Anne n’appréciait pas et n’était pas prête de laisser passer sans punir l’importun.

D’un mouvement vif, le Vicomte passa à travers le bras transparent de la Duchesse et mit un point d’honneur à mettre de la distance entre lui et elle. Ses yeux remplis de colère avaient presque l’air vivants, tant on pouvait y lire de l’émotion pure et véritable. Durant un instant, Anne était certaine que le jeune spectre allait se jeter sur elle, faisant fi de leur différence d’âge et du pouvoir énorme de la Duchesse.
Pourtant, le Vicomte reporta sa colère sur un vase qu’il fait tomber d’un seul geste – pas mal pour un spectre aussi jeune que lui.
"Monstre…", murmura-t-il en direction de Anne, qui accueilla l’insulte avec ce sourire glacial dont elle avait le secret. "Comment osez-vous ? Me poser en seul coupable ? Mais vous avez toujours été ainsi, vous êtes un meurtrier, purement et simplement. Il n’y a plus de femme en vous, juste un démon. Vous payerez pour tous vos crimes, j’en fais le serment. Nous avons toute l’éternité devant nous."

De grands mots, en grande partie teintés de colère. Anne ne bougea pas. Certes, elle se doutait bien qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air et que le Vicomte allait désormais tout faire pour lui nuire, mais elle connaissait son propre pouvoir et savait bien qu’elle ne risquait pas grand-chose. Bien au contraire, cela pourrait devenir intéressant…

D’un regard impassible, Anne observa la fuite du jeune esprit, juste avant de se mettre elle-même en marche, écrasant les brisques de verre du vase brisé sous le talon de sa chaussure.
Elle allait enfin s’amuser un peu…


TBC: Ailleurs.